Les fossiles de Jebel Irhoud (Maroc) repoussent à 300.000 ans et déplacent à l'ouest de l'Afrique les origines d'Homo sapiens



Pour Prépa BCPST, Prépa CAPES et Prépa Agreg
Thèmes :  évolution humaine, fossile, datation

Article écrit par Céline Bon, paléogénéticienne au Musée de l'Homme, Maître de Conférences MNHN, Paris

Depuis le début des années 2000, une expansion sans précédent de la Paléoanthropologie, liée au développement de nouvelles méthodes (datation, paléogénétique, morphométrie), à l’ouverture de nouveaux terrains et à un investissement financier solide, a permis d’approfondir et d’affiner considérablement nos connaissances sur les origines de l’Homme. Ainsi :
  • des fossiles comme Toumaï et Orrorrin permettent d’explorer les premiers temps suivant la divergence entre lignées humaine et chimpanzée ; 
  • la diversité humaine au Pléistocène a été enrichie par la découverte d’Homo florensiensis, d’H. naledi, des Denisoviens ; 
  • les flux de gènes entre ces groupes commencent à être mieux compris. 
Cependant, l’origine d’Homo sapiens et son évolution depuis la divergence avec la lignée humaine la plus proche connue, Néandertal, reste mystérieuse. De quelle espèce ancestrale (H. heidelbergensis ? H. rhodesiensis ?) sapiens est-il originaire ? Où a-t-il évolué ? Quelles sont les traits dérivés humains qui sont apparus en premiers ?


Qu’est ce que l’Humanité ?

La première question qui se pose est celle de la définition : comment définir l’apparition d’H. sapiens ? La réponse est complexe et diffère en fonction des disciplines. Pour des paléoanthropologues, l’apparition d’H. sapiens correspond à l’émergence de traits dérivés spécifiques de sapiens : le menton, une face aplatie, un cerveau globulaire. Des généticiens en revanche font remonter cet événement à la date de coalescence la plus ancienne des populations sapiens actuelles. 


Cependant, il est parfaitement possible que ces deux événements ne soient pas concomitants : des humains portant quelques ou tous les traits dérivés d’H. sapiens ont pu préexister de plusieurs dizaines voire centaines de milliers d’années à la divergence des populations humaines actuelles – ou certains traits dérivés spécifiques de l’Humanité actuelle ont pu arriver tardivement.


Répondre à la question de l’émergence de l’Humanité revient donc à répondre à deux (si ce n’est plus) questions différentes : qui sont les premiers Hommes dont l’anatomie est moderne ? Ou, quand, comment se sont passées les premières divergences entre les Hommes qui existent aujourd’hui ? C’est à la première question que nous essayerons de répondre aujourd’hui.


Les premiers Hommes anatomiquement modernes

La recherche des premiers Hommes anatomiquement modernes (HAM) a de multiples buts :
  1. découvrir si les traits spécifiquement sapiens sont apparus progressivement (en mosaïque) ou simultanément ; 
  2. estimer sur quelle aire, dans quelle région, et dans quel environnement, l’espèce humaine est apparue. 
Plus précisément sur ce deuxième point, un débat centenaire oppose les tenants d’une évolution multirégionale à ceux d’une évolution d’H. sapiens en Afrique, à partir d’une espèce locale, suivie d’une expansion hors d’Afrique. Au plan mondial, les travaux de la génétique ont permis de rejeter l’hypothèse multirégionale en faveur d’un « Out of Africa » relativement récent (quelque 70 000 ans avant le présent). En revanche, les mécanismes d’apparition d’H. sapiens en Afrique restent largement méconnus : l’espèce a-t-elle évoluée en Afrique de l’Est, pour se diffuser d’abord dans le reste du continent, avant d’en sortir ? Ou a-t-elle évoluée simultanément, sur une vaste aire couvrant une part importante du continent ?


Jusqu’à la récente datation de Jebel Irhoud (un site marocain), les restes d’H. sapiens anciens étaient relativement rares. Les plus anciens fossiles sur lesquels la plupart des traits dérivés sapiens étaient retrouvés était Omo Kibish (200 000 ans) et Herto (160 000 ans), soit largement postérieurs à la date de divergence entre la lignée sapiens et la lignée néandertale (400-700 000 ans). Ces deux sites, situés en Ethiopie, pointent vers une origine de l’espèce humaine localisée en Afrique de l’est.







Figure 1 : Localisation du site de Jebel Irhoud 


Le cas « Jebel Irhoud »
Cependant, les récentes découvertes effectuées sur le complexe fossilifère de Jebel Irhoud (figure 1) ont permis de compléter les connaissances sur l’évolution de la lignée humaine et soulèvent de nouvelles questions. Le site a été découvert dans une carrière en 1961, et se caractérise par des restes fauniques, des outils et quelques restes humains, à la base de la stratigraphie. Il est très vite apparu que ces restes appartenant à des Hommes anatomiquement modernes très anciens : en effet, ils ne diffèrent que peu de ceux d’Omo Kibish et de Herto. La face est peu développée et plate, ce qui le rapproche des Homo sapiens actuels ; en revanche, la voute crânienne est allongée et d’une forme similaire à celle retrouvée chez des Néandertaliens (cf figure 2).

 

Figure 2 : Analyse en composantes principales de la forme de la face (a) et de l’endocrâne (b). Les premiers Hommes anatomiquement modernes sont représentés en bleu ; les Hommes anatomiquement modernes récents sont en noir. Irhoud (Ir) est en rose ; l’ellipse représente différentes reconstructions d’Irhoud 10. Les abréviations sont dans le Matériel et Méthode de Hublin et al. 2017. (c) Frise chronologique des échantillons anatomiquement modernes représentés.


Les premières datations, fondées sur des restes fauniques ou des datations, faisaient remonter les fossiles de Jebel Irhoud à environ 160 000 ans. Contemporain des fossiles de Herto, ceux de Jebel Irhoud avaient un aspect particulièrement archaïque, et ont donc été interprétés comme une survivance locale d’une lignée pré-humaine, voire comme la preuve d’un métissage entre Néandertaliens et premiers humains.

Cependant, de nouvelles analyses menées suite aux fouilles reprise en 2004 sous la direction de Jean-Jacques Hublin ont permis un nouveau regard sur Jebel Irhoud. En effet, des datations ont pu être menées sur des silex brûlés (datation par thermoluminescence) directement associés aux restes fossiles et sur une dent (datation uranium-thorium) : elles font remonter les fossiles à environ 300 000 ans, soit le double de l’âge préalablement estimé.

Ainsi, « d’humains modernes particulièrement archaïques », les fossiles de Jebel Irhoud acquièrent un nouveau statut, celui des plus anciens fossiles portant des traits dérivés d’Homo anatomiquement modernes – que l’on peut appeler premier Homo sapiens si le cœur vous en dit.


Figure 3 : Comparaison de la forme du crâne entre les Homo sapiens de Jebel Irhoud et un Homo sapiens actuel

Comment ces fossiles permettent d’éclairer l’évolution de la lignée sapiens ? Ils montrent déjà que les traits dérivés sapiens n’ont pas évolué simultanément mais que certaines caractéristiques comme le développement du cerveau et en particulier du cervelet sont apparus tardivement. Cette évolution en mosaïque n’est pas étonnante, d’autant plus que des simulations pour reconstruire la morphologie du dernier ancêtre commun à sapiens et Néandertal lui donnait déjà une face relativement plate (« humain moderne »). Cependant, les hommes de Jebel Irhoud sont-ils nos ancêtres ou d’autres hommes qui cohabitaient avec nos ancêtres ? Seule une analyse génétique (impossible du fait de la non préservation de l’ADN ancien pour des échantillons aussi anciens d’une région aussi chaude) aurait pu nous le dire.
 
L’autre apport de la re-découverte de Jebel Irhoud concerne sa localisation : jusque-là, la plupart des études pointaient vers l’Afrique de l’Est (corne de l’Afrique à Afrique du Sud) comme berceau d’Homo sapiens. La présence d’Hommes « presque » anatomiquement modernes à l’ouest de l’Afrique suggère que cette évolution a pu se faire au niveau du continent, et non au niveau régional. Cette hypothèse est de plus renforcée par les outils retrouvés à proximité des restes humains de Jebel Irhoud : en effet, des outils similaires ont été retrouvés dans différents sites africains, sans être associés à des restes humains. Pourraient-ils être les témoins de cette population de pré/premiers humains modernes ?
Notre connaissance de l’évolution de la lignée sapiens, et celle de la lignée humaine en règle générale, reste extrêmement fragmentaire. Une des leçons que peut apporter l’étude des fossiles de Jebel Irhoud pourrait être la suivante : on ne trouve des nouveaux fossiles que dans les régions où on les cherche – et on ne les cherche bien souvent que là où on les trouve.
Il est certain que cette découverte mettra le Maroc dans le viseur des paléoanthropologues et que de nombreux sites dans cette région vont être (re)découverts.
  

Quelques lectures pour compléter :

  • Hublin JJ et al. 2017 New fossils from Jebel Irhoud, Morocco and the pan-African origin of Homo sapiens Nature 546, 289–292 (08 June 2017) doi:10.1038/nature22336
  • Richter D et al. 2017 The age of the hominin fossils from Jebel Irhoud, Morocco, and the origins of the Middle Stone Age Nature 546, 293–296 (08 June 2017) doi:10.1038/nature22335


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